Je suis entrée dans la rame, j’étais pesante et usagée comme un vieux chaudron, aussi souple. Je prenais trop de place avec ma fatigue pour trouver seule à m’immiscer entre toutes ces jambes inertes et rejoindre la dernière place libre du carré. Alors j’ai lancé un « pardon » aigre et péremptoire pour qu’on me laisse passer. Les jambes se sont rangées à contrecoeur sur le côté, je me suis assise.
Et là, en face de moi, il y avait lui.
Lui : un miracle.
Et je n’avais pas mon appareil.
Je suis,
fatiguée en ce moment
pas envie de
pas la force de sortir de moi
Alors mon appareil photo est resté chez moi et moi j’étais là, devant lui, devant ses mains que je n’aurais jamais, dont il ne me dira jamais rien.
Lui, c’est un dandy. Un vieux japonais. Un presque clochard. Un hurluberlu. Je ne sais pas.
Ce soir là :
Il avait un très beau visage gris. Il portait :
Une chemise à grosses rayures blanches et bleues, boutonnée jusqu’au col
Par-dessus : un pull jacquard rouge
Par-dessus : une veste en tweed bleu turquoise
Par-dessus : une écharpe écossaise très tachée
Par-dessus : un manteau marron à très grand col de fourrure synthétique
Un pantalon en velours couleur prune
Et des santiags larges, dans lesquelles tirebouchonnaient des chaussettes rouges.
Ses cheveux étaient gris et crasseux, formant des sortes de dreadlocks hasardeuses. En fait ce n’était pas ses cheveux, plutôt une sorte de perruque en bout de course, dont on voyait le filet par parties.
Et aux mains : des gants de ski. Tellement troués, décousus, que certains doigts en sortaient entièrement.
Je l’ai regardé longuement, cinq stations. Je l’ai regardé s’endormir et se réveiller, se réveiller et s’endormir. Il m’a lancé à un moment un regard mince et sans aménité. Puis s’est rendormi. J’ai regardé sa belle tête d’acteur épuisé dodeliner sans cesse.
Sa leçon de fatigue était immense, sans appel. Je traînais la mienne comme un fardeau, il revêtait la sienne comme un supplément d’hétéroclite à son habit de scène, il portait la sienne comme une gloire.