Je le croise parfois. La première fois il avait sa bulle sur la tête, il était debout droit comme un i tenant la barre, et en face de lui, sur un strapontin, une très belle fille qui ne le quittait pas des yeux. Lui aussi la regardait. Juste une bulle en plus, une bulle de silence au dessus de leurs regards croisés, et ça créait déjà tout l'espace d'une histoire. Du coup j'ai failli mourir de chagrin quand ils ne sont pas sortis ensemble à la même station. Et puis finalement je m'en suis remise.
Tout ça pour dire qu'évidemment quand je l'ai croisé l'autre jour, il avait beau ne pas être assis en face de moi, puisque je n'étais pas assise et que j'étais plutôt derrière son dos, je lui ait quand même demandé une photo. Il a dit pourquoi pas.
C'est étonnant ce qui s'installe de différent, quand on n'est pas assis face à face. La photo je l'ai prise accroupie, en contre-plongée, parce qu'il avait fallu avant que je dépose un sac trop lourd. Mais la conversation s'est tenue dans la pente inverse, je suis revenue debout pour parler (pb jambes lourdes), et lui devait tourner et lever un peu la tête, ce n'était peut-être pas très confortable. Nous étions comme deux obliques qui se croisent, et j'ai eu peur un moment que la parole, qui a un sens aigu de la gravité, ne circule pas bien dans les deux sens. C'était sans compter qu'un jongleur a plus de compétence que la moyenne pour apprivoiser la gravité, et obtenir que ce qui est normalement destiné à tomber puisse faire tout autre chose : selon la technique choisie, s'envoler, circuler, rester en suspens.
Lui, sa technique, c'est la boule de contact. C'est comme ça que ça s'appelle, c'est le nom officiel de cette discipline, et il est très conscient d'avoir prolongé le nom d'une nouvelle signification. La boule reste en contact avec la peau du jongleur, toujours. Et de ce fait même, certainement, elle fait circuler quelque chose à la surface des autres peaux distantes, des autres peaux de nous autres, les voyageurs contemporains du jongleur.
Ca a l'air très facile comme ça, très fluide, de faire passer sur le dos de la main puis sur la paume puis sur l'avant bras, cette boule de quelque centaines de grammes. Mais ces quelques centaines de grammes je les ai pris dans la main : c'est très lourd pour une bulle. C'est un travail énorme d' arriver à en faire ce qu'on veut, un travail qui transforme la main : le muscle très spécifique entre le pouce et l'index, il peut le faire gonfler comme d'autres leurs biceps.
Un travail énorme et tout ça pour quoi? Pour la seule dépense de se produire avec dans le métro, car là est le terrain d'exercice quotidien du jongleur. Je lui demande pourquoi il jongle, il me dit que c'est grâce au jonglage qu'il a appris à communiquer, qu'avant c'était très difficile pour lui. C'est comme s'il avait délégué le silence dans cette bulle, non pour l'emprisonner, mais pour en faire un émissaire : la respiration nécessaire d'avant la parole.
Et pourtant là dedans il n'y a aucune magie. La balle de contact, c'est la même que celle qu'utilisent les voyantes pour dire leur prédictions, c'est une boule de cristal en fait, sauf qu'elle n'est pas plus en cristal que celle des voyantes, elle est en acrylique et elle peut très bien tomber par terre sans se briser, sans que des maléfices horribles se déclenchent. J'en parle en connaissance de cause, il l'a fait tomber devant moi. J'ai eu peur pour mes pieds un moment mais sinon rien à signaler.
Aucune magie, donc, seulement de la technique, et un objectif de forcené : faire que le contact se propage. Faire qu'à partir de la boule des regards circulent, des sourires se propagent dans la rame. Et penser que c'est important.
Ce n'est pas moi qui le contredirais, et pourquoi le taire, j'ai été presque un peu jalouse, à voir ce qui se passait ce soir là dans notre rame, à voir les langues se délier autour de nous, de constater que sa technique, pour le même but, avait des puissances de propagation bien supérieures à la mienne.